Un phénomène installé dans la durée

Bertrand Méheust

Professeur de philosophie, sociologue, ethnologue, membre associé du CNRS. On doit à Bertrand Méheust cet excellent « Science-fiction et soucoupes volantes » (publié en 1978 et qui vient dêtre réédité. On épinglera aussi son « Retour sur l’Anomalie belge » (2000) dans lequel il se livre à une analyse particulièrement lucide de la vague belge. Le texte de sa thèse de doctorat en sociologie défendue à la Sorbonne a fait l’objet d’une publication en deux volumes : « Somnanbulisme et médiumnité » (Les Empêcheurs de Penser en Rond, 1999). Pour ceux qui veulent en savoir plus, nous conseillons la visite de son site :
http://bertrand.meheust.free.fr

Lorsqu’on on aperçoit les premiers symptômes d’une maladie, il y a longtemps déjà qu’elle nous travaille sans que nous en rendions compte. Puis un jour, fortuitement, on remarque une anomalie. Cette tache qui se promène dans mon champ visuel, par exemple, n’était telle pas déjà là ? Il serait bien étonnant qu’elle soit apparue d’un seul coup ; mais alors, comment ai-je pu ne pas la remarquer ? Pendant un certain temps, on se prend à espérer qu’il s’agit d’un désordre fonctionnel quelconque, ou de l’interprétation anxieuse de quelque processus vital, auquel on n’avait jamais pris attention et, avant de faire le pas, et d’aller consulter un médecin, on se donne un temps d’observation, afin de laisser au désordre intempestif le temps de se dissiper. Les anxieux, les hypocondriaques, connaissent bien ce genre d’alertes qui, régulièrement, viennent leur gâcher la vie, et qui, tout aussi régulièrement, se dissipent comme autant de mauvais rêves. Mais il arrive aussi, hélas, que le symptôme insiste, s’installe et s’élargisse, jusqu’au jour où le doute n’est plus guère permis. Il faut alors se rendre à l’évidence, et prendre rendez-vous chez un spécialiste. À ce moment-là, la mémoire récupère des bribes de souvenirs auxquels on n’avait pas sur le coup prêté attention. Par exemple, la tache dans mon champ visuel, il me revient maintenant qu’elle m’était d’abord apparue dans plusieurs rêves …

Si on veut aller au fond, la question que nous pose aujourd’hui le problème des ovnis se concentre dans cette métaphore du symptôme : le temps est-il venu de se rendre chez le spécialiste ? Eh bien, je pense que oui.

Le « symptôme ovni » est entré pour la première fois dans la conscience collective le 24 juin 1947. Mais, je vais y revenir, il était sans doute là depuis longtemps. Pendant plusieurs décennies, on s’est demandé si l’on n’avait pas affaire à une illusion collective qui allait se dissiper. À plusieurs reprises, cette hypothèse a bien semblé se vérifier. Il y eut de longues périodes pendant lesquelles les rapports se raréfiaient au point de disparaître, et l’on se disait que peut-être on avait rêvé. Mais, un jour où l’autre, quelque part sur la planète, la soucoupe se réveillait. Cela dure maintenant depuis soixante ans. À chaque fois que le phénomène tend à se raréfier et ou à disparaître, le doute nous reprend. Mais à chaque fois qu’il resurgit quelque part, la probabilité qu’il s’agisse d’un « symptôme fonctionnel » s’amenuise. De même sa profondeur historique, son inscription dans la longue durée, même si elles sont difficiles à apprécier, contribuent à le rendre de plus en plus difficile à évacuer. On sait maintenant que la date du 24 juin 1947 ne marque rien d’autre que le surgissement d’un problème nouveau dans la conscience collective, que les ovnis ont laissé des traces dans les archives, et que les cultures du passé les ont sans doute « métabolisés » à travers d’autres registres, comme celui des prodiges et des signes. Pour ce qui concerne la phase moderne, c’est le merveilleux scientifique qui a servi de support ; il me semble évident aujourd’hui que l’image collective contemporaine de la soucoupe et de ses manifestations rapprochées a été élaborée avec le concours des matériaux imaginaires forgés par les écrivains de SF à partir de la fin du XIXe siècle.

Soixante ans après Arnold, la question que je me pose, que je pose à la communauté des ufologues, est tout simplement celle-ci : la soucoupe a–telle suffisamment « insisté » pour que l’on ne puisse plus la révoquer comme un exemple de plus de ces illusions collectives qui ont ponctué l’histoire de l’humanité ? Mon sentiment est que si la soucoupe n’était qu’une illusion, au sens trivial du terme, cela se saurait depuis longtemps, et que si elle persiste, c’est qu’elle constitue un phénomène original. La chose est installée, nous devrons vivre avec elle. Mais ce constat ne nous dit pas en quoi elle consiste, à quel registre il faut la rapporter. Pour répondre à cette question, dans le texte que j’ai écrit pour la réédition de Science-fiction et soucoupes volantes1, j’ai envisagé trois niveaux hypothèses. 1) Les rapports d’ovnis s’expliquent par l’influence de la SF sur l’imaginaire contemporain : les représentations accumulées dans la culture depuis plus d’un siècle se sont mises à cristalliser à partir de 1947 sur un ensemble de supports très variés, mais tous également triviaux.
2) Une fois le tri effectué, il subsiste un noyau de phénomènes originaux qui relèvent de la physique de l’atmosphère (ou de toute autre explication naturelle que l’on voudra) , auxquels on prête par ignorance un comportement intentionnel.
3) Le noyau des phénomènes inexpliqués ne relève pas d’une explication « naturelle » au sens usuel du terme et l’intentionnalité qu’ils semblent manifester n’est pas (seulement) une illusion de l’observateur humain ; l’ovni stricto sensu, ce serait la manifestation, dans notre proche environnement, d’une chose intentionnelle d’origine inconnue2. Il me semble que l’on ne peut plus réduire le phénomène ovni à la première hypothèse, et que le véritable débat porte désormais sur le choix entre le deuxième et le troisième cas de figure. Une telle distinction est très difficile à opérer, mais je n’ai pas besoin de souligner l’immensité de l’enjeu . Si la troisième hypothèse se vérifiait, ce serait la plus extraordinaire découverte de la science moderne. Nous avons peu de chances de pouvoir la vérifier, mais l’état du dossier ne permet pas d’exclure cette possibilité. C’est la raison pour laquelle l’étude de ce noyau de cas doit selon moi, constituer le but explicite de la recherche ufologique.

J’ai remarqué dans ma préface de Science-fiction et soucoupes volantes qu’aujourd’hui les ufologues sérieux, à prétention scientifique, ont tendance à rester discrets sur leurs buts, et pensent « faire science » en se cantonnant dans une quête empirique, et en se gardant d’ évoquer leurs schémas directeurs, s’ils en ont encore. Je pense qu’ils font fausse route, et que la quête du noyau non identifié au sens fort du terme devrait constituer le but explicite et l’horizon régulateur de leur démarche.

Il y a peu, une telle hypothèse paraissait totalement déconnectée de la réflexion scientifique admise et elle était renvoyée du côté du fantastique. On voulait bien admettre la possibilité d’une vie cosmique, mais à la condition expresse que cette dernière ne puisse pas nous visiter. Et, contre cette possibilité, on dressait un certain nombre de barrières théoriques, comme la vitesse de la lumière. J’entends encore Jean Heidmann réaffirmer dans une émission de télévision à laquelle participait aussi Pierre Lagrange (c’était il y a une douzaine d’années) cette impossibilité de principe, et Léon Brenig lui rétorquer qu’avec son projet SETI il risquait fort de ne jamais rien trouver ; c’est la raison pour laquelle, poursuivait Brenig, la communauté scientifique serait bien inspirée de consacrer une infime partie du budget SETI à l’étude de ces choses bizarres qui surgissent dans notre proche environnement terrestre. À l’époque, le point de vue de Brenig semblait marginal et iconoclaste. Aujourd’hui, on commence à comprendre que l’argument de la « quarantaine cosmique » invoqué par Heidmann est avant tout idéologique et qu’il repose sur une extrapolation hasardeuse de nos connaissances.

Il y a quelques mois, un soir, j’écoutais sur France Inter Yves Sillard répondre aux questions d’une journaliste. Comme le GEIPAN venait de mettre en ligne ses dossiers, la discussion en vint à porter sur les ovnis. Une gravité inattendue descendit alors sur la conversation et l’ex-directeur du CNES se mit à disserter sur l’intérêt scientifique de ce dossier et sur la solidité de certains cas. La journaliste, visiblement décontenancée, crut alors bon d’évoquer la limite que la vitesse de la lumière est censée imposer aux voyages interstellaires. Mais Sillard balaya l’objection avec dédain : le voyage interstellaire, répondit-il en substance, est impossible pour notre physique, un point c’est tout. La journaliste revint à la charge : mais enfin, ne peut-on pas prévoir les formes que prendrait une intelligence cosmique ? Réponse de Sillard (je cite de mémoire) : non, madame, on ne peut rien dire, cela nous dépasse complètement. Propos stupéfiants, lorsqu’on y réfléchit, que l’heure tardive, le désir d’épater une jeune femme et le départ en retraite récent de l’intéressé ne suffisent pas à expliquer. Jadis, on se serait plutôt attendu à ce que le directeur du CNES gomme ou minimise son rôle dans la création du GEPAN. Or, ce soir-là, Yves Sillard semblait le revendiquer, et l’on avait même l’impression qu’il tenait à « être sur la photo ». Il peut se faire que cette posture tienne à la personnalité de Sillard ; ne connaissant pas l’homme, je me garderai de tout jugement de ce genre. Mais on est tenté d’y voir aussi le signe qu’un changement des esprits est un train de s’opérer dans les hautes sphères. Il n’est pas indifférent que l’ex-directeur d’une des plus grandes organisations de la recherche scientifique européenne tienne de tels propos.

Je risque donc sur ce point mon oracle. Ce qui va désensabler la question des ovnis, et la remettre à flot, c’est la conjonction de trois facteurs.

Le premier est l’accumulation des données concernant les ovnis, que les moyens contemporains vont permettre de faire circuler et de traiter d’une manière de plus en plus rapide et efficace. L’image que nous avons du phénomène va se préciser, le signal va être extrait du bruit et nous allons gagner une profondeur de champ.

Le deuxième facteur est l’avancée inexorable de la réflexion sur la vie dans l’espace, et les découvertes qui s’accumulent sur les exoplanètes, sur les conditions qu’elles pourraient offrir à la vie, et ainsi de suite. Cette montée de l’exobiologie va avoir sur les mentalités un effet profond et modifier l’idée que nous nous faisions traditionnellement de la place de l’homme dans l’univers.

Le troisième (et décisif) facteur sera le probable échec du projet SETI à découvrir dans un délai utile un signal intelligent venu du cosmos.

C’est (je poursuis mon oracle) la conjonction de ces trois facteurs qui va peu à peu conduire certains scientifiques à nouer les deux données qui jusqu’à présent restaient totalement séparées, à savoir, d’une part, la montée de l’exobiologie, et, de l’autre, la persistance du phénomène ovni. Etant donné que, selon toute vraisemblance, le coûteux projet SETI ne captera rien, et que l’étude des ovnis, même si elle ne mène nulle part, ne coûterait pas grand chose par rapport aux investissements immenses consentis pour le projet précédent ; étant donné, d’autre part, les gains théoriques que l’on peut attendre d’une percée de l’ufologie : pour toutes ces raisons, un jour ou l’autre, on finira par comprendre que l’étude des ovnis offre (avec la parapsychologie) le rapport optimal entre l’effort consenti et le résultat escompté. Pour reprendre ma métaphore favorite, nous sommes comme des chercheurs d’or qu’un interdit culturel obligerait à ignorer les énormes pépites dont la plage voisine est couverte, et qui, pour extraire quelques onces de métal fin, seraient obligés de concasser des tonnes de rochers avec d’énormes excavatrices. La bêtise humaine est certes très grande mais, contrairement à ce que Voltaire avait laissé entendre, elle n’est pas infinie, et, un jour ou l’autre, ce raisonnement finira bien par percer.

On peut, dans ces conditions, regretter la décision de la SOBEPS d’interrompre son activité au moment même où une nouvelle phase de l’ufologie est peut-être sur le point de s’amorcer. Mais on doit aussi y voir le signe qu’elle a accompli sa tâche historique, qui fut de contribuer à stabiliser et à installer dans la durée l’approche rationnelle d’un phénomène nouveau. Je repense avec une pointe de nostalgie à ce lointain jour de 1972 où un jeune Belge sanglé dans son costume vint présenter aux soucoupistes dijonnais réunis pour la circonstance (Charles Garreau, Elisabeth et Jean-Joël Vonarburg, Henry-Jean Besset et l’auteur de ces lignes) un projet de revue inédit. Je vois encore Lucien Clerebaut sortir de son attaché-case la maquette du premier numéro, devant nos yeux mi-admiratifs mi-dubitatifs. Tout était prêt, il ne manquait pas un bouton de guêtre, et on allait voir ce que l’on allait voir. Eh bien, on l’a vu. Clerebaut et son équipe n’ont pas démérité.


  1. Science-fiction et soucoupes volantes vient d’être réédité aux éditions Terre de brume. J’y ai adjoint une nouvelle préface d’une cinquantaine de pages, un cahier iconographique, et un dossier de presse, présenté par Pierrre Lagrange à la fin de l’ouvrage.
  2. Pour éviter les présupposés subreptices, j’ai forgé le concept de « chose intentionnelle ». Je renvoie sur ce point à la préface de la réédition de Science fiction et soucoupes volantes.


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